Un témoin silencieux
- Christine Chevron
- il y a 7 jours
- 5 min de lecture
Dans le silence d'un tout petit village du Bugey à la nature intacte, un patriarche de bois veille sur une chapelle encore plus vieille que lui.
Sur son tronc, on peut lire ceci :
« Depuis 400 ans, face à tous les temps / Je suis un Sully, je meurs et je revis. » !
Il m'impressionne du haut de ses 13 mètres avec son large tronc et même si je le croise depuis l'enfance, je n'en suis pas encore à l'appeler « vieille branche ».
A chaque fois que je l'approche, c'est la douceur et l'harmonie qui se dégagent de son imposante silhouette et cette fois, le parfum discret de ses fleurs invite à la confidence.
Je suis curieuse de savoir comment on voit le monde quand on a traversé plusieurs siècles d'histoire.
Puis soudain la peur me saisit : Et si les arbres en vieillissant oubliaient eux-aussi des bribes de leur vie comme les humains ? Et si la maladie d'Alzheimer existait chez les arbres ? Et s'il ne parlait que le patois bugiste du 17ème siècle ?
Comme s'il lisait dans mes pensées, il laisse alors tomber une feuille à mes pieds, une jolie feuille vert clair, en forme de cœur.
Bien sûr ! Les arbres parlent un langage universel qu'on ne peut oublier, celui du cœur ! Et pour cela, nul besoin d'interprète.
- Bonjour, Monsieur Sully, auriez-vous un peu de temps pour faire plus ample connaissance ?
- J'ai tout mon temps, répondit l'arbre en s'éclaircissant la voix car il n'avait pas parlé depuis bien longtemps.
- Que signifie cette inscription sur votre tronc ? Vous, êtes donc si vieux ? Pourtant vous avez une voix de jeune homme !
Une lueur bienveillante au coin des feuilles, il commença alors le récit de son histoire.
- En 1601, le Bugey, jusqu'alors terre savoyarde, fut annexé au Royaume de France. Après la guerre contre le Duc de Savoie, on fit planter un arbre dans chaque village en symbole de paix avec les habitants des terres conquises.
C'est ainsi que je suis arrivé dans ce charmant village perché au sommet de la montagne. A l'époque, j'étais un tout jeune arbre ! Je n’étais pas très haut, seules les feuilles de ma cime parvenaient à contempler le Mont Blanc et les Alpes. J'avoue que la perspective de cette vue m'a bien aidé à grandir !
Le Duc de Sully était alors le conseiller du roi Henri IV, c'est pour cela que l'on m'a appelé ainsi. Mais mon vrai nom, c'est tilleul, de la familles des Tiliacées.
- Oh ! M'écriai-je, tout enthousiasmée. Il y a beaucoup de cousins à vous dans le coin, je les reconnais à leur cime ovoïde mais surtout à la douceur et au calme que dégage leur présence. Vous êtes des êtres si reposants !
- C'est peut-être pour cela qu'on nous a choisis pour représenter la paix, expliqua-t-il. En Allemagne, on rendait la justice sous un tilleul, et non sous un chêne, car nous avions la réputation de favoriser la conciliation. Je suis un arbre plutôt féminin, symbole d'amour, de tendresse et de fidélité.
De nombreuses légendes circulent à mon sujet. On raconte que Siegfried, héros des Nibelungen, tue sous un tilleul le dragon Fafnir gardien du trésor d’Odin, et prend un bain d’immortalité et d’invincibilité dans son sang.
Cependant, une feuille de tilleul tombe sur son épaule, le rendant vulnérable à ce point précis. Son adversaire Hagen, sous un autre tilleul, lui enfoncera sa lance jusqu’au cœur. Le guerrier avait conservé une part féminine qui le perdit.
- Je vois que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on associe la féminité à la faiblesse...grommelai-je.
N'est-ce pas l'infusion de vos inflorescences qui calme les enfants nerveux et favorise un sommeil réparateur ?
- Exact ! Continua l'arbre de sa silencieuse voix de velours. Mes vertus médicinales apaisantes sont connues depuis plus de 2000 ans. En gemmothérapie, les bourgeons de mon cousin le Tilleul argenté (Tilia tomentosa) sont utilisées pour leurs vertus apaisantes et calmantes sur le système nerveux.
Je prends très à cœur mon rôle d'arbre de paix, savez-vous !
- Si seulement l' ONU pouvait prendre exemple sur vous...La paix a-t-elle continué à régner sur le Royaume de France après votre arrivée ? Demandai-je, incrédule.
- Hélas, non ! Il y eut encore tant d'autres guerres, tant de luttes, de la petite querelle de voisinage aux conflits mondiaux. Les humains ne sont jamais à cours d'imagination pour inventer une raison de se battre !
- Ce doit être désespérant pour un représentant de la paix ?
- Oh !Vous savez, avec l'âge, on prend de la hauteur, on apprend la patience, on cultive l'indulgence.
J'ai vu naître chaque habitant de ce village, mes branches ont salué les baptêmes, applaudi les mariages et pleuré aux enterrements.
Depuis le berceau jusqu'à leur dernier souffle, j'ai bercé leur sommeil agité, apaisé leurs angoisses.
- Mais vous avez aussi d'autres propriétés médicinales ?
- Bien sûr ! Mon aubier est célèbre pour ses vertus diurétiques, anti-spasmodiques mais aussi ses fonctions hépato-protectrices. On l'utilise aussi bien en cas de lithiase urinaire que pour soulager les migraines hépatiques, ou encore pour stimuler le fonctionnement de la vésicule biliaire.
- Qu'est-ce que c'est l'aubier, exactement ?
- C'est la partie la plus claire située entre le bois dur central et l’écorce. C’est là que la sève circule. C'est cette partie qui contient tous les principes actifs que l'on recherche.
- Croyez-vous que l'on devient centenaire en consommant votre aubier ?
- Essayez, vous verrez bien ! Répliqua malicieusement le vieux tilleul
- Il faut donc vous enlever l 'écorce ? M'inquiétai-je, n'ayant soudainement plus aucune envie d'atteindre cet âge canonique
- Eh oui...on le fait sécher puis on le découpe en baguettes avant de le conditionner.
Moi, j'ai eu la chance d'être épargné jusque là.
Les gens me saluaient comme un ami et venaient s’asseoir un moment sous le feuillage, je recueillais les secrets et les serments des amoureux, je réconfortais les peines et les chagrins qu'on me confiait, j'apaisais les colères. Je me sentais utile.
- N'êtes-vous pas trop affecté d'avoir écouté et soigné ainsi tant de souffrances humaines ?
- Il n'y eut pas que les souffrances, mais aussi beaucoup d'occasions de se réjouir. J'étais heureux de voir chacun repartir un peu plus léger et satisfait d'avoir pu faire bénéficier les habitants de mes vertus thérapeutiques ou de leur apporter mon soutien.
- Mais le village est bien vide aujourd'hui depuis que tout le monde est parti s'installer en ville. Vous devez vous sentir seul.
- A mon âge, on aime goûter au silence et puis je ne suis jamais seul. Les oiseaux reviennent me saluer chaque printemps et m'apportent les dernières nouvelles du monde. Le vent chante souvent dans mon feuillage et la pluie vient de temps en temps me chatouiller l'écorce.
- Et si vous aviez un message à délivrer, quel serait-il ?
- Je crois que sur terre, la plus petite chose mérite d'être patiemment écoutée, sans jugement ni conseil, juste avec une présence bienveillante et un appui sans faille. Même un vieil arbre a parfois besoin d'une oreille attentive !
La cloche de la chapelle millénaire me rappela qu'il était temps de rejoindre la vie trépidante des hommes. Je pris congé du grand tilleul, dernier témoin silencieux d'une époque désormais révolue.
Les arbres sont de merveilleux confidents qui savent entrer dans le jardin secret de notre âme sans jamais en forcer la grille. Ils nous réservent toujours une place à l'ombre pour y déposer les fardeaux de nos vies et ne nous laissent jamais repartir sans avoir mystérieusement allégé notre cœur.

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